Autopsie d’une application

Réveillé par les cris de mon collègue, je devais me résoudre à me lever de mon siège. Il était 15h20, et à la vue de sa tête, je me doutais qu’il ne me dérangeait pas pour une énième pause clope. Il était dans un état de stress intense et criait tant qu’il pouvait ‘Çà marche plus ! Çà marche plus, putain !!!’.

Moi qui m’était promis de ne plus me mêler des affaires de mes collègues, je devais m’y résoudre. Si je ne l’aidais pas, ses jérémiades allaient ruiner ma sérénité. Depuis que la direction avait interdit l’alcool au bureau, impossible de tuer le temps en toute quiétude. Alors, allons enquêter sur cette affaire.

Je me dirigeais vers son bureau et lui signifiais que j’allais étudier son cas. Effectivement, la victime ne réagissait plus. Elle était figée, très pâle et ne répondait pas. Ce n’était pas l’application de l’année, mais cette pauvre enfant avait elle aussi le droit de se rendre utile dans l’entreprise.

L’utilisateur restait encore en panique. Tout son travail. Il n’avait pas sauvé et son boss attendait son compte-rendu dans une heure. Je devais donc comprendre plusieurs choses :

  • quel était le métier de la victime ?
  • Que faisait-elle avant l’accident ?
  • Qui d’autre que la victime et son utilisateur était présent ?

Pour la première question, c’était assez simple. Gesica permettait de gérer le stock des invendus des coopératives agricoles. Et oui, elle était née à cette époque où les applications avaient des vrais noms de dames. Jess, la vingtaine, avait bien grandi depuis ces débuts et elle était passé du petit module ‘client lourd’ à une charmante application web avec un séduisant ‘responsive design’.  

Qu’avait-elle pu faire de mal pour se retrouver dans cet état. Mon collègue me jurait qu’il n’avait rien fait. Comme d’habitude, il consultait les stocks de l’entrepôt B13 pour faire son rapport quotidien quand soudain, elle est devenue pâle et ne voulait plus lui répondre. Avec ça, j’étais bien avancé.

Qui d’autre était présent. ‘Personne !’ me répondit mon collègue. ‘J’ai peut être fait une pause clope, il y a un quart d’heure, mais ensuite, j’ai repris ma session de travail avec Gesica.’ Il faut vraiment qu’on arrête avec les noms de femmes, j’ai de mauvaises pensées. Et comment lui expliquer que depuis 10 ans, Jess n’est plus présente sur son poste mais sur un serveur de Big Boss hébergé dans la cave de la société.

Je décidais alors d’interroger l’inspecteur TaskMgr. Son rapport. CPU : 0,1 %, Mémoire : 12 Mo, Réseau : 0 Mbits. Vous me direz qu’il est légiste. Non. Le vrai légiste, c’est ‘F12’. L’inspecteur ne m’apprenait donc vraiment rien d’utile, si ce n’est que Jess attendait quelque chose au moment de son arrêt.

Et F12 étant arrivé trop tard, il ne pourrait me donner que des explications partielles. F12, le meilleur d’entre nous mais encore plus perché que moi. Je me décidais de l’interroger quand même. En vrai légiste, il me confirma l’origine du blocage. Il n’y avait qu’une fonction qui avait pu être appelée au moment du drame : le détail d’un produit.

Mais bien sûr, ce ne pouvait être que lui le coupable. Jason Rest. Un autre employé du service qui faisait très bien son travail mais pouvait parfois se révéler peu fiable. Il était l’intermédiaire entre Jess et Big Boss et tout laissait à penser qu’il avait pris une pause au mauvais moment.

Mon collègue pâlissant de plus en plus, je compris qu’il fallait agir. ‘Tu connais la méthode F5 ?’ lui dis-je. À ces mots je le sentis défaillir. ‘Mais je vais perdre ma saisie’ chouina-t-il. Sa saisie, ce corniaud la fait en 10 secondes. Et là, on vient de perdre 10 minutes à fouiller sur son poste. ‘C’est çà ou la méthode redémarrer.’ insistai-je. Il comprit que moi aussi je perdais patience et s’exécuta. Jess reprit alors des couleurs et nous répondit à nouveau comme si rien ne s’était passé.

Pour moi l’enquête n’était pas terminée. Je devais faire mon rapport au ‘proc’. Et je n’allais pas en rater certains. Mon collègue ? non. Ces fainéants de développeurs. Incapables de mettre un simple message d’erreur pour dire que le serveur n’était pas disponible. Un simple message aurait évité la crise de panique de mon collègue.

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J’ai de la chance !!!